Inland Empire

De David Lynch
France - 2006 - vost - 180'
Synopsis

Nous voici plongés dans une histoire de mystère, l'énigme d'un monde au coeur des mondes, le secret d'une femme en proie à l'amour et aux tourments...

Critique

« Une histoire de mystère. Au cœur de ce mystère, une femme amoureuse et en pleine tourmente. » Ainsi David Lynch résume-t-il Inland Empire. Ce qui rappelle Mulholland Drive, précédente réalisation du cinéaste américain. La ressemblance ne s’arrête pas là, et pas seulement avec le film d’avant : en surface, Inland Empire évoque un concentré de la filmographie lynchienne, tant y tournoient les figures et les signes qu’on associe en général à l’auteur de Twin Peaks. Pourtant, mieux vaut être prévenu : profondément, ce nouveau film est moins une œuvre de continuation que de rupture. En tout cas, pas une énième déclinaison de la formule qui a atteint avec Lost Highway, et plus encore avec Mulholland Drive, un degré d’accomplissement éblouissant, peut-être indépassable. Aujourd’hui les êtres et les choses filmés par David Lynch n’ont plus la texture romanesque qu’ils avaient. Ce glamour hollywoodien qui restait chevillé au corps des personnages, jusque dans les pires turpitudes, a complètement déserté, et cela change tout. Avec les mêmes ingrédients qu’avant, Lynch invente vraiment autre chose. C’est une affaire de photographie – le film est entièrement tourné en numérique, au grain sans pitié –, mais pas seulement. Le cinéaste se dispense cette fois d’installer sa fiction avant de la dérégler : il n’y a presque rien de classiquement narratif à quoi se raccrocher. D’emblée, le quotidien de l’actrice jouée par Laura Dern est irréel de vide, comme son immense demeure à Los Angeles. Les préparatifs de son nouveau film, la jalousie de son mari vis-à-vis de la co-star masculine ont quelque chose de mécanique, de dérisoire. Lorsqu’on apprend que le film en chantier est le remake d’un autre, interrompu autrefois à la suite de la mort de ses interprètes, les quelques repères à peu près rationnels qui balisaient ce début d’histoire s’évanouissent. Le champ est libre pour ce qui fait la spécificité d’Inland Empire : c’est le premier film de Lynch presque entièrement voué à ces images mentales qui lézardaient seulement les précédents opus. Ces images telles que chacun les forme entre veille et sommeil : volatiles, grotesques, terrifiantes, empreintes d’une signification qu’on est sans cesse au bord de tirer au clair mais qui toujours s’échappe. « Découvrir quelque chose » est un leitmotiv incantatoire dans la voix off de Laura Dern. Inland Empire ressemble à un documentaire sur le flux de pensées et de visions qui traverse le cerveau de son personnage. Tout y passe, la sexualité et l’adultère – sur les modes de l’attraction et de la révulsion –, l’amour lesbien, les envies de meurtre ou de mort, la peur d’être tué. Les hantises lynchiennes déjà repérées sont là : la misère la plus noire au cœur même de Hollywood, l’accoutumance monstrueuse à la souffrance d’autrui qu’elle induit. D’autres obsessions éclatent : de Pologne, où une partie du film a été tournée, Lynch rapporte un aperçu glaçant des mafias et de la prostitution en version « pays de l’Est ». Mais le mode d’exposition de ces angoisses a radicalement changé. Même quand la matière est fantasmagorique, on dirait presque du cinéma-vérité. D’un bout à l’autre de ce chaos visuel, les images renvoient les unes aux autres, mais il s’agit moins pour nous de résoudre une intrigue (bon courage) que d’assister à une expérience de branchement de synapses humaines sur un projecteur de cinéma. Une telle expérience revient évidemment à mettre en doute la notion de réalité. A un moment, Laura Dern, absolument démente (seize ans après Sailor et Lula), s’égare dans un dédale de couloirs et d’escaliers, et débouche sur le plateau du fameux film en préparation. Elle aperçoit alors les membres de l’équipe du film, elle comprise (!), en plein travail, juste dérangés par un bruit qui, justement, ne peut venir que d’elle, qui « les » regarde. Nous, spectateurs, avons déjà assisté à cette scène, filmée du point de vue de l’équipe du film, déjà intriguée par le bruit mystérieux… Ce genre de haute voltige, à la fois ultra ludique et vertigineuse donne une idée du trip que propose Inland Empire, « empire de l’intérieur » mais cinéma des confins.

Louis Guichard, Télérama

Projeté dans le cadre de

Du 2 Avril 2014 au 3 Avril 2014
Les Mystères de Inland Empire