Gare centrale
Kenaoui, un crieur de journaux boiteux et simple d’esprit, s’éprend d’une vendeuse à la sauvette qui travaille dans la même gare que lui. Lorsqu’elle lui fait part de son indifférence, Kenaoui sombre dans la folie.
Premier film emblématique du cinéaste égyptien Youssef Chahine, Gare Centrale demeure une œuvre majeure à la lisière du mélodrame, du néo-réalisme, du documentaire mais aussi du fantastique. En seulement une heure et quelques minutes, Chahine livre une œuvre d’une rare acuité.
Formidable point d’observation qu’une gare. Comme toutes celles du monde, la gare centrale du Caire est un vivier grouillant. Chahine confie la narration au kiosquier. Celui-ci va nous raconter l’histoire de Kenaoui, mendiant boiteux qui l’aide vaguement à vendre des journaux, crèche dans une baraque en bordure de quai, et dont les claudications dessinent la géométrie du lieu. Kenaoui, que personne ou presque ne regarde, regarde tout le monde. Mais ses yeux s’exorbitent à la vue de Hanouma, la plus accorte des vendeuses de limonade. Or celle-ci, bien que prodigue en oeillades, est en passe de se marier à un homme plutôt à cheval sur les principes et les traditions. La veine quasi documentaire du début fait place à un cruel mélodrame, dont la gare n’est plus que le décor. Ce film égyptien de 1958 fait penser à un film français des années 1930, et l’on y sent des influences tant russes qu’hollywoodiennes — gros plans réalistes et glamour. C’est la culture hybride de Chahine, mais il est plus étonnant encore comme acteur, habitant avec intensité le rôle du mendiant happé dans un engrenage de violence. Hagard, bonnet miteux, lippe luisante, ce réprouvé rongé par sa libido (voir les planches de sa cahute ornées de pin-up) était assez saisissant pour faire horreur aux censeurs de son pays. Prenant trop criardement le parti des miséreux, Gare centrale fut interdit douze ans en Egypte. Il y a gagné une aura mythique. Ses qualités sont heureusement à la hauteur.
François Gorin, Télérama