Kaïro

De Kiyoshi Kurosawa
Japon - 2001 - vost - 118'
Synopsis

Taguchi, un jeune informaticien, est retrouvé pendu dans son appartement. Sous le choc, ses collègues cherchent à en savoir plus sur ce suicide inexplicable.

Critique

ULTRA MODERNE SOLITUDE

Au début de l’année 98, Hideo Nakata renverse le box office nippon en ressuscitant le film de fantôme japonais avec Ring. Trois ans plus tard, Kaïro, de Kiyoshi Kurosawa, s’inscrit dans la même nouvelle vague horrifique, où le fantôme ancestral traditionnellement plongé dans un Japon rural s’invite dans les mégalopoles high-tech de l’archipel. Mais l’approche de Kurosawa, plus cérébrale, diffère de celle de Nakata, plus ancrée dans la série B. Le fantôme de Kaïro n’est même pas vengeur puisqu’il n’y a rien à venger. Le ciel de Tokyo selon le cinéaste est déjà fantôme. Kaïro peint une société japonaise de l’ultra moderne solitude, celle des otakus enfermés chez eux, celle où la communication passe avant tout par internet. Le spectre est une métaphore de cet isolement qui menace les personnages, jusqu’à ce que ces derniers ne se perdent définitivement car, entend-on, "la mort est un isolement éternel". Attaché plus particulièrement à des antihéros jeunes, Kurosawa expose des relations totalement asexuées, où l’on ne fait plus guère de différence entre le vivant et le fantôme, et où l’horreur rôde sans qu’elle ne soit frontale (jeu du point de vue, hors champ, travail sonore). Car dans un monde en pleine mutation, du Japon rural hanté au Japon perdu dans ses friches industrielles, au Japon high-tech et virtuel, l’identité de la jeunesse est troublée, privée de repères. Un mal-être qui ronge quelques étudiants qui se suicident, errent sur le net, ou disparaissent en ne laissant qu’une trace sur le mur. Comme des fantômes. 


LA MENACE FANTOME

A la télévision, on ne parle plus que de disparitions, litanie des perdus de vue dans un monde qui se vide. Plus tard, la tête du présentateur télé est même coupée, participant davantage à la déshumanisation générale: les écrans multipliés, omniprésents, sont comme autant de fenêtres ouvertes sur un monde gagné par la fantômisation. Comme un miroir pour ceux qui les regardent. L’épidémie sonne comme une gangrène, mais aussi une vampirisation: une fois contaminées, les victimes ne disparaissent pas immédiatement, et traînent leur douleur dans les limbes de Tokyo. Dans le portrait réaliste du surnaturel, Kurosawa parsème quelques indices de l’au-delà. L’utilisation expressionniste des couleurs est un héritage direct d’un motif classique qui a survécu dans cette relecture du genre. Le fantôme classique apparaît toujours dans des lieux de passage entre les mondes. Un puit, un pont, l’orée des bois (ou une télévision chez Nakata). Kurosawa disperse les zones interdites rouges, rubans collés autour des portes ou peinture gribouillée dans un sous-sol. La mise en scène minimaliste du réalisateur est d’une précision implacable, pressant ses personnages dans le cadre (entourés des marques rouges, cachés par des vitres ou rideaux transparents) ou étirant les séquences pour raviver la tension dramatique (le saisissant suicide tourné en un plan). L’inquiétante étrangeté chez Kurosawa passe aussi par le traitement théâtral et pictural des fantômes, dont la gestuelle semble échappée d’une toile de Bacon. Ainsi s’organise le monde flottant de Kaïro, entre ultra-réalisme et surnaturel poétique. 

 

LA GRIFFE DU PASSE

"Je pense que le Japon connaît actuellement une période de chaos. Le système des valeurs traditionnelles est en train de s’effondrer même si certains s’efforcent de le préserver à tout prix. Moi je pense au contraire que nous avons besoin d’un véritable renouveau. Et pour ce faire, il est nécessaire de passer par une destruction totale de tout cela". A partir de cette citation, Kiyoshi Kurosawa déploie une vision apocalyptique impressionnante. La ville, dévorée par une technologie qui a pris le contrôle, et sa jeunesse, au bord de l’autisme, sont malades. Kaïrotémoigne d’une angoisse urbaine bien réelle à travers le fantastique. Le fantôme est ici une figure classique de la crainte, réminiscence enfouie ou danger imminent. Mais Kaïro, comme tout un pan de l’horreur de l’après Hiroshima, se souvient du désastre atomique, et l’imprime sur sa pellicule. Dans sa cité anéantie, Kurosawa filme un endroit étrange, en cendres, où les morts sont figés comme les corps calcinés de la Seconde Guerre Mondiale. D’ailleurs, l’avion quadrimoteur qui s’écrase lors des dernières minutes paraît totalement anachronique, comme si, dans l’apogée insensée du ravage, une faille temporelle s’était ouverte. D’ailleurs, lorsqu’elles disparaissent, les victimes ne laissent derrière elles non pas une dépouille, mais une trace de suie au mur, ou des cendres qui se dispersent au vent. Ou comment, dans son analyse passionnante et précise d’un Japon d’aujourd’hui, Kurosawa établit les racines de peurs devenues archétypales, culturelles et historiques. 

Nicolas Bardot, Film de culte

Projeté dans le cadre de

Du 30 Avril 2014 au 12 Mai 2014