Sonatine, mélodie mortelle

De Takeshi Kitano
Sonatine - Japon - 1993 - vost - 94' - Numérique
Synopsis

Murakawa, bras droit du chef d’un clan de « yakuza », est un homme froid et violent, éliminant sans pitié ceux qui se dressent sur sa route. Mais il est aussi un homme las, qui aspire à changer de vie...

Sans doute l’un des meilleurs films de Takeshi Kitano, son quatrième, mais celui qui l’a révélé à l’international. Incontournable.

Critique

Sonatine surgit comme un solo étrange et fulgurant, curieux mélange de silence et de flashes d’adrénaline. Un film de yakusas où les gangsters délaissent momentanément les flingues pour aller faire des pâtés à la plage, où les rituels ludiques parasitent les rituels du crime. Takeshi Kitano, son réalisateur est une nouvelle pièce majeure sur l’échiquier cinéma.

Pour des oreilles latines, Takeshi Kitano apparaît d’abord comme un nom impossible à retenir, une épreuve insurmontable à moins de prendre des cours d’élocution ou de consigner ce patronyme tous les jours dans son journal intime. Il vaut donc mieux éviter d’être bègue si l’on veut communiquer son enthousiasme après avoir vu Sonatine, le quatrième film de Kitano, le premier à être distribué en France, et spécimen presque unique d’un genre en voie de disparition au Japon : le film de yakusas. Sauf qu’il ne reste plus grand-chose de l’imagerie flamboyante du genre, réduite ici à sa plus simple expression : un chef yakusa avant tout préoccupé par l’avenir de sa fille ; un de ses hommes de main, Murakawa (qu’interprète magistralement Kitano lui-même), qui se met soudain à préférer le bruit des mouettes au sifflement des balles et décide de passer la main dans un élan virgilien d’amour pour la nature et ses éléments ; des fusillades hors champ dont on aperçoit furtivement quelques rafales.N’importe quel autre cinéaste aurait fait de ces fusillades le clou de son film. Dans Sonatine, elles sont aussi peu spectaculaires que les scènes de bataille de Jeanne la Pucelle de Rivette, et leurs protagonistes ont autant de relief que les poupées du théâtre kabuki ­ au milieu du film, Murakawa, au comble de son bonheur, déchire une nappe en papier, en replie les fragments dans tous les sens pour obtenir des petits yakusas en papier avec lesquels il se met à jouer.En revanche, Kitano s’applique à montrer dans son film ce que n’importe quel autre cinéaste de genre éviterait comme la peste : un coin de ciel bleu, la lune en plan fixe, un gangster qui s’ennuie et troque son flingue pour une pelle et un seau rempli de sable. Du film de yakusa, il ne reste que le spécimen yakusa : non pas la machine à tuer, mais l’individu avec ses affects, ses fractures, ses rêves, ses déséquilibres. Un yakusa pris comme un patient du docteur Freud, qui s’allongerait sur un divan pour mieux étaler ses désillusions et ses aspirations, ausculté comme une grenouille dont on dissèque les viscères. Kitano attrape ses gangsters avec des pincettes, les retire de leur bocal urbain pour les envoyer à la campagne, leur enlève le flingue pour leur coller des chemises à fleurs et des marguerites derrière l’oreille, les sort de leur état de guerre pour les faire revenir à l’état de nature. D’Homo machinus qu’il était auparavant, le yakusa redevient Homo sapiens : sensible, réceptif et, surtout, vulnérable.Sonatine commence comme Moisson rouge d’Hammett : un gangster de Tokyo, Murakawa, assisté d’un groupe de jeunes blancs-becs débarque dans l’île d’Okinawa pour mettre de l’ordre entre deux bandes yakusas rivales. Le film bifurque ensuite brutalement dans Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau : une fois sur place, Murakawa et ses sous-fifres s’aperçoivent qu’on cherche à les éliminer ; en attendant que les choses se calment, ils s’en vont glander à la plage. Sonatine s’offre alors comme un film de famille tourné en super 8, un album photo placé par hasard entre nos mains, et dont on feuilletterait les pages la bouche ouverte et l’esprit absent pour contempler des clichés qui pourraient s’intituler : Murakawa et ses potes courent sur la plage, La Copine de Murakawa montre ses seins, Les Bonnes blagues de Murakawa, Les Garçons font du sumo en chemise hawaïenne, Le Pépé yakusa joue au frisbee avec les gamins, La Soirée feu d’artifice, Tout le monde à l’eau.Parmi ces clichés apparemment insignifiants, au moins un retient l’attention : Murakawa, débarrassé de sa veste noire, le torse gonflé mettant en valeur une chemise blanche parfaitement repassée, le visage hilare, pointe un flingue sur sa tempe. Derrière un sourire de façade, ce Droopy à la carrure de Bouddha affiche la même morgue que De Niro dans Voyage au bout de l’enfer, jouant à la roulette russe devant ses tortionnaires, comme si ses bagages pour l’au-delà étaient déjà bouclés. Ce genre de portrait laisse accroire que les vacances ont merdé à un moment ou un autre. Seulement cette photo n’arrive pas par hasard : cette fois-ci, les yeux de Murakawa ne cherchent pas le bleu du ciel mais le regard du spectateur. Si le cliché nous est familier, c’est parce qu’il vient continuer un dialogue entamé il y a douze ans dans Furyo d’Oshima, où Kitano faisait ses premiers pas au cinéma. Enlevons-lui quelques rides et l’on obtient le sergent Hara, la brute sentimentale, chauve et toujours souriante, qui régnait dans un camp de prisonniers durant la guerre du Pacifique, persécutant des officiers anglais et américains. A Tom Conti qui lui rappelait, avant de le faire exécuter, combien il avait pu être saoul un soir de Noël, Kitano répondait le sourire aux lèvres : “Et je continuerai encore et encore à me soûler.” Pas tout à fait vivant, pas encore mort, le sergent Hara évoluait dans un no man’s land où chaque geste, chaque mot prennent une importance démesurée et une intensité inégalée. Qu’annonce ce dernier plan de Furyo, énigmatique en diable, fixant l’étonnant sourire de Kitano en pleine extase, souhaitant à Tom Conti “joyeux Noël”, alors qu’une minute plus tard, il passera devant le peloton d’exécution ? Tout Sonatine, en fait. Et en particulier ce plan sur Murakawa, coincé entre le ciel et l’enfer, yakusa boute-en-train, tueur professionnel entamant sa reconversion en moniteur de colonie de vacances, bien décidé à mettre un jour de vraies balles dans son chargeur, histoire d’en finir une bonne fois pour toutes. Seulement, c’est au moment où il décide de se faire sauter le caisson que Murakawa réalise que le ciel qu’il regarde n’a jamais été aussi bleu, la lune aussi pâle, le bruit de l’océan aussi distinct, l’orange du soleil aussi criard, et la poitrine d’une jeune fille aussi attirante. Cette vision idyllique du paradis d’Okinawa n’a peut-être jamais quitté le cerveau de Murakawa. Comme la saga mafieuse d’Il était une fois en Amérique n’est sans doute rien d’autre que le rêve éveillé d’un gangster opiomane, réinventant passé et avenir.Sonatine marque la mutation ultime et réussie d’un vieux fantasme de gangster : la volonté de puissance, le règne sans partage. “Le monde est à nous” s’écriait Paul Muni dans Scarface, tentant de faire main basse sur New York. Les ambitions de Murakawa sont moins matérielles et plus abstraites. Son credo est panthéiste et élégiaque. Dans l’une des plus belles scènes du film, il regarde le ciel, assis en tailleur, un soir de pleine lune. Et ce ciel semble alors n’avoir d’yeux que pour lui, comme si, l’espace d’une seconde, le monde appartenait vraiment à Murakawa. Dans Sonatine, Murakawa n’a plus de temps à consacrer à ses victimes potentielles. Les pauvres types avec un contrat sur le dos peuvent désormais dormir tranquilles car, ce soir, Murakawa a rendez-vous avec la lune
 
S. Blumenfeld, Les Inrocks

Projeté dans le cadre de

Du 30 Avril 2014 au 12 Mai 2014
Du 6 Juillet 2022 au 23 Août 2022