Yannick
En pleine représentation de la pièce « Le Cocu », un très mauvais boulevard, Yannick se lève et interrompt le spectacle pour reprendre la soirée en main...
"Décidément, l'auteur et réalisateur Quentin Dupieux ne fait rien comme personne. Il enchaîne les films à vive allure, avec cette fantaisie un brin foutraque qui nous réjouit à chaque fois. Avec Yannick, qui met en scène un Raphaël Quenard à bout de nerfs, il signe un film court en minutes (67) mais long en bouche.
Cher Quentin Dupieux, vous nous posez un problème. Un assez délicieux problème, en vérité. Qui n’a rien d’inédit, mais auquel vous donnez une ampleur inédite. Ce problème, ça n’est pas du tout que votre nouveau film, Yannick, soit une charge bien piquante contre le monde de l’entre-soi culturel (en l’occurrence, parisien). Zéro problème avec ça : ce petit monde très satisfait de lui-même existe bel et bien, il est peuplé de gens qui sont persuadés d’être dans le juste, et ça fait un bien fou de voir avec quelle jubilation (et quelle liberté de ton) vous vous amusez à moquer sa suffisance et ses certitudes. Non, le vrai problème – et ne faites pas semblant de ne pas y avoir pensé –, c’est qu’il est quasiment impossible de parler de votre réjouissant et grinçant Yannick sans en révéler l’intrigue. Or, celles et ceux qui en viendront effectivement à « divulgâcher », et l’intrigue et ses rebondissements, le feront en retirant à leurs interlocuteurs (ou à leurs lecteurs) tout le sel à l’expérience de ce visionnage atypique. Donc pas de spoiling dans le présent article. Que chacun, chacune, aille vivre ce moment particulier de cinéma, un peu comme si il ou elle allait au théâtre, pour découvrir une pièce à l’intrigue incertaine – après tout, on ne sait jamais vraiment ce qu’on va voir au théâtre… Et puis, imaginons maintenant que cette représentation de théâtre se passe mal. Que quelque chose dérape. Dérape gravement. Voilà, c’est tout ce qu’on peut dire. Imaginons l’irruption du désordre dans l’ordre bien établi d’une cérémonie culturelle de base : une gentille petite séance de théâtre de boulevard, quelque part dans Paris. Mais stop, on en a assez dit. Place au film. 1 heure et 7 minutes plus tard, que pouvons-nous quand même écrire, Quentin Dupieux ? Que vous nous avez un peu pris en otage, nous aussi. Mais sans violence ; par l’art brut, par le récit, par la force de l’écriture. Dire aussi que vous avez décidément le goût du risque, et de plus en plus d’intelligence tactico-médiatique dans le montage de vos projets. Vous faites des films comme certains musiciens du moment (les plus futés) font des disques : en passant, selon les besoins du moment, du confort d’une production dotée d’un budget somme toute « classique » (Mandibules ou Le Daim) à une approche beaucoup plus « do-it-yourself » pour un ovni comme Yannick. En musique, on pourrait dire que pour ce projet spécifique, vous avez travaillé en home-studio. Du coup, votre œuvre est hors format. Courte, pas prétentieuse, inattendue, saisissante. Attrayante, même, en ces temps où Hollywood ne sait plus rien fabriquer en dessous de 150 minutes… Vous livrez un film singulier, presque punk, que les gens iront voir le cœur léger, sur un coup de tête. En ressortiront-ils aussi guillerets ? Donc merci pour la surprise, une fois de plus. Vous faites du bien au cinéma français. Vous le « dédramatisez » un peu, disons. Comme Jean-Pierre Mocky en son temps – « tiens, et si on faisait un film, les copains ? » –, vous écrivez et tournez pour le plaisir, le vôtre et le nôtre. Sérieusement, ardemment, mais sans en faire des tonnes. Et sans nous alerter, à tout bout de champ, sur les très grands périls qui menacent la Culture avec un grand C. La vôtre, celle que vous bâtissez de film en film, se moque bien des capitales et des minuscules. C’est d’ailleurs tout le propos de votre personnage Yannick, qui prend la parole pour poser des questions finalement assez universelles : à quoi sert la culture ? Et si je m’emmerde dans mon fauteuil de théâtre, j’ai le droit de le dire, ou je m’écrase ? Questions évidemment gênantes. Yannick, lui, met les pieds dans le plat. Gare aux éclaboussures. Un mot enfin sur Raphaël Quenard. Quel formidable acteur vous avez là. Quel parfait Yannick, tout en fatigue accumulée et frustrations variées, tout en colère rentrée (jusqu’au moment où…). Il est phénoménal dans ce rôle que vous lui avez écrit sur mesure. On imagine votre plaisir derrière la caméra, parce que forcément, vous avez pris un pied immense à le regarder dépasser vos espérances. Quand on le voit monter dans les tours, on pense évidemment à Patrick Dewaere dans Coup de tête, de Jean-Jacques Annaud (1979), mais aussi, osons le parallèle, à l’incandescent et totalement imprévisible Al Pacino pendant son casse de banque foireux, quelque part dans Brooklyn, dans cet extraordinaire film qu'est Un après-midi de chien de Sidney Lumet (1975). Dewaere, Pacino, Quenard : des hommes au bord de la crise de nerf. Et puis hop, trop tard, ça y est, ça vient de craquer. Comme le déclamait magistralement Jean Rochefort dans Calmos (1976) : « Vous voyez pas que c’est un homme fatigué, à deux doigts du break ? Vous cherchez l’incident, ou quoi ? »… Raphaël Quenard, lui aussi, fait beaucoup de bien au cinéma français. Dès qu'il apparaît à l'écran, quelque chose d'inouï se passe : on rend les armes, on arrête de vouloir absolument voir l'acteur derrière le rôle. Soudain, il n'y a plus que lui, sa gueule, sa voix, sa façon de bouger. Il EST le personnage, et plus moyen de lui échapper, ou d'échapper au sentiment de malaise qu'il est capable d'installer en deux regards agités et trois mots bruts de décoffrage. Espérons simplement qu’on lui laissera le temps de grandir, à cet acteur hors pair. Qu’on lui épargnera l’étiquette de nouvel acteur « bankable » du moment (il faut prendre soin des diamants bruts, il ne faut pas les tailler à la hâte, ou les mettre dans des petites boîtes de luxe dans des vitrines blindées, Xavier Dolan en sait quelque chose…) Espérons aussi que personne ne cherchera à le « réduire » à ce statut qu'il a acquis en une poignée de films, et en six mois à peine (de Cash à Chien de la casse) : un acteur « différent », une voix « dissonante », la voix de la France d'en bas, ou quelque chose dans le genre. Aucun comédien ne mérite d'être enfermé dans ce genre de cliché et de carcan. Bref, on voulait faire court et on en a déjà trop dit. À nouveau : merci pour ce moment à part, Quentin Dupieux. Puissent cette indépendance d’esprit et cette précieuse irrévérence qui vous animent l’un et l’autre, Raphaël Quenard et vous-même, nous réserver encore bien des surprises cinématographiques du même acabit. Même s'il n'est pas facile de parler de vos œuvres affranchies sans en révéler les fascinants (et déconcertants) ressorts…"
-Emmanuel Tellier, Marianne