Sois belle et tais-toi

De Delphine Seyrig
France - 1976 - vost - 115' - Noir et Blanc - Numérique
Synopsis

En 1976, Delphine Seyrig s'entretient avec vingt-trois actrices sur leurs conditions de femmes dans l'industrie cinématographique, leurs rapports avec les producteurs et réalisateurs, les rôles qu'on leur propose et les liens qu'elles entretiennent avec d'autres comédiennes. Un documentaire culte, qui permet de réaliser ce qui a changé (ou pas)…

Critique

En 1976, l’actrice et réalisatrice militante Delphine Seyrig tendait le micro à plusieurs comédiennes pour démasquer le visage du patriarcat dans l’industrie cinématographique. Un documentaire sidérant de lucidité (…)

« Le cinéma n’est qu’un immense fantasme masculin, n’est-ce pas ? »L’apostrophe semble surgir de notre ère post MeToo, celle qui a délié les langues, exposé les abus, crié le sexisme structurel de l’industrie du 7eart sur les réseaux sociaux. Troublant anachronisme : cette parole terriblement contemporaine nous vient d’une autre époque. De 1976, plus précisément, année où Delphine Seyrig, armée d’une Portapak - première caméra vidéo mobile, petit bijou de légèreté qui permis l’éclosion du cinéma direct, et empruntée à son ami Carole Roussopoulos – décide d’interroger 23 comédiennes sur leur métier, dont l’Américaine Delia Salvi (vue dansShadow Play de Susan Shadburne), auteure de cette punchline liminaire.  A cette époque, Delphine Seyrig a déjà construit une carrière auteuriste, chez des metteurs en scène (Alain ResnaisMarguerite DurasGuy GillesChantal Akerman) avides, comme elle, de démolir une certaine tradition du personnage « classique », héritée du star-system misogyne des années 1950. Mais ce statut d’icône moderniste ne lui suffit pas. Elle veut prolonger frontalement, par un geste artistique militant, cette réflexion sur les injonctions mortifères faites aux actrices. Sois belle et tais-toi adopte donc la forme la plus percutante, la plus brute, pour dénoncer le sexisme ordinaire de cet entre-soi masculin : une série de témoignages, déployée face caméra, où défilent en noir et blanc des stars de l’époque (Jane Fonda, Shirley McLaine, Maria Schneider, Barbara Steele, Juliet Berto), et d’autres et des visages moins connus (Marie Dubois, Luce Guilbeault, Rita Renoir).  L’effet de sidération provoqué par ces archives vient de la collision entre une forme abîmée – des images par moments floues, des décadrages faussement amateurs, un son chaotique – et l’articulation d’une parole intransigeante, de la part de femmes qui ont brillamment saisi les ressorts politiques de leur domination sociale, économique, culturelle. Ecouter Maria Schneider, la tristesse aux lèvres, parler de sa mise à l’écart créative par Marlon Brando et Bernardo Bertolucci sur le tournage du Dernier Tango, ou encore Rita Renoir, avec son bagou inimitable, balayer d’un revers de la main ceux qui lui ont reproché d’être « castratrice », a quelque chose de terrifiant. Sous nos yeux, et surtout sous nos oreilles, ces actrices déballent cet impensé refoulé, ce tabou qui fait l’objet d’un grand déni : les femmes pensent, sont « traversées par des idées », comme le dira Jane Fonda dans une saillie renversante.  Et pas n’importe quelles idées. Avant l’heure, ces actrices intellectualisent des concepts à peine nés – le male gaze, théorisé en 1975 par Laura Mulvey, - voire les anticipent. Lorsque Juliet Berto évoque, au détour d’une question sur la rivalité (« As-tu déjà eu à jouer des scènes chaleureuses avec une autre actrice ? »), la sous-représentation des amitiés féminines à l’écran, on ne peut s’empêcher de penser au test de Bechdel, outil inventé en 1985, qui permettra d'évaluer le sexisme d'un film en fonction de sa capacité à remplir l'exigence narrative suivante : deux femmes identifiées doivent avoir une discussion ensemble, qui concerne autre chose qu'un homme. Le sort cruel réservé aux actrices vieillissantes, l’érotisation des corps prépubères, l’aliénation par des rôles réducteurs (la maman, la putain ou l’ingénue, les trois points cardinaux de la féminité telle que le cinéma la fantasme), la mythification de la femme comme outil d’oppression… Tout ce qui fera le terreau des gender studies est ici posé en germes.  Derrière l’étirement, l’aisance de cette parole, s’écrit bien-sûr un projet féministe : faire de l’esprit une valeur plus puissante que la sacro-sainte beauté, inverser la hiérarchie du corps et de l’intelligence qui profite à l’hégémonie masculine. Delphine Seyrig, laissée hors-champ, est la cheffe d’orchestre discrète de cette chorale effervescente. Ses questions simples mais vives sont comme un leit-motiv lancinant, qui poussent ses interlocutrices à remonter du constat vers la cause, du symptôme vers l’origine du mal, de l’anecdotique vers le structurel. Une dialectique orale que Delphine Seyrig filme avec un plaisir contagieux, urgent, bien consciente qu’avant de proposer des slogans, une révolution doit congédier les mots de l’oppresseur.  

Léa André-Sarreau, Trois Couleurs