Les Intranquilles

De Joachim Lafosse
France, Belgique, Luxembourg - 2021 - vofr - 118' - Couleurs - Numérique
Synopsis

Leila et Damien s’aiment profondément. Malgré sa bipolarité, il tente de poursuivre sa vie avec elle sachant qu’il ne pourra peut-être jamais lui offrir ce qu’elle désire…

Critique

On dirait une définition du bonheur. Depuis la banquette arrière de la voiture, Amine, 7 ou 8 ans, bouille de lune ronde et sourire troué — la petite souris est passée par là —, savoure le duo de ses parents sur un tube de Bernard Lavilliers. Lumière d’été, vitres ouvertes, moment suspendu. Les paroles claquent dans l’auto qui file, les voix du couple amoureux que forment Leïla (Leïla Bekhti) et Damien (Damien Bonnard) se mêlant à celles du chanteur et de Nicoletta : « J’veux m’enfuir/ Tu ne penses qu’à toi/J’veux m’enfuir/Tout seul tu finiras » … Mais la chanson s’intitule Idées noires et ce n’est bien sûr pas un hasard. Toujours, une inquiétude sourde vient contaminer la félicité dans Les Intranquilles . Soleil ou pas, il y a une ombre au tableau. Damien est peintre, justement. À son galeriste (le producteur Alexandre Gavras, très bien), l’artiste promet d’exécuter quarante toiles en quarante jours. Ce qui ne l’empêchera pas de réparer des Solex la nuit, d’enchaîner des longueurs de piscine le jour ou de laisser un champ de bataille dans la cuisine, après avoir commencé mille recettes sans en finir aucune. Damien a de l’énergie à revendre, une énergie folle, même : bipolaire, il alterne phases maniaques et hospitalisations en psychiatrie, d’où il revient cassé, absent, éteint par les médicaments.

Que peut l’amour contre plus fort que lui ? C’est, davantage que la maladie mentale en elle-même, la question centrale du long métrage présenté en compétition à Cannes, possiblement le meilleur de Joachim Lafosse à ce jour. Le réalisateur belge s’intéresse depuis ses débuts à l’éclatement de la famille ( Nue propriété en 2006, L’Économie du couple en 2016) mais aussi à la manipulation et à la toxicité ( Élève libre en 2008, À perdre la raison en 2012). Peut-être parce qu’il s’inspire ici de ses souvenirs d’enfance (son père est bipolaire) sans les tenir trop à distance, il signe avec Les Intranquilles un film moins clinique, moins froidement acéré qu’à l’accoutumée. Sa mise en scène, pourtant, reste impitoyable dans l’art de dépeindre le délitement du clan et l’usure des sentiments.

Sous des cieux apparemment radieux, les joies les plus simples se colorent ainsi de malaise, de danger, voire de honte pour Amine (formidable Gabriel Merz Chammah, petit-fils d’une certaine Isabelle Huppert). Les hauts et les bas de Damien transforment le quotidien en grand huit infernal et Leïla, en infirmière malgré elle. L’amoureuse sensuelle vire vigie et virago, répétant à son fils « Ne t’inquiète pas, ça va aller » comme un mantra auquel personne ne croit. Quand Damien exulte, elle se rembrunit, et vice versa. Imprévisible, fiévreux ou abattu, Damien Bonnard excelle en homme luttant pour ne pas se dissoudre dans le lithium, et Leïla Bekhti, constamment sur le qui-vive, bouleverse en victime collatérale. Que peut l’amour ? Tout, rien, pas assez.

Marie Sauvion, Télérama

Projeté dans le cadre de

9 Mai 2022
Avant-première du film "Les Intranquilles"