Jessica Forever

De Caroline Poggi, Jonathan Vinel
France - 2018 - vofr - 97' - Couleurs - Numérique
Synopsis

Jessica est une reine mais elle pourrait aussi bien être un chevalier, une mère, une magicienne, une déesse ou une star. Jessica, c’est surtout celle qui a sauvé tous ces enfants perdus, ces garçons solitaires, orphelins et persécutés qui n’ont jamais connu l’amour et qui sont devenus des monstres. Ensemble, ils forment une famille et cherchent à créer un monde dans lequel ils auront le droit de rester vivants. 

Rencontre avec le duo de réalisateurs Caroline Poggi et Jonathan Vinel, lundi 10 janvier à 20h15

Critique

Jessica Forever, premier long-métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, duo de cinéastes déjà consacré pour ses courts-métrages (After School Knife Fight, Notre héritage, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe) nous parle d’une génération d’adolescent·e·s pris·e·s en tenailles entre un vieux siècle qui s’est tout permis et un nouveau millénaire sur lequel on a oublié de projeter des idéaux. C’est une percée utopique dans un monde qui ne l’est pas — un monde désespérément semblable au nôtre — qui aurait été digéré puis restitué en conte futuriste ou mélancolique.

Jessica, figure réinventée de la Vierge miséricordieuse, sauve les jeunes hommes orphelins des exécutions sommaires, les recueille avant que les forces d’un ordre fasciste ne leur fasse subir le pire. On nous dit que Jessica est une reine mais qu’”elle pourrait aussi bien être un chevalier, une mère, une magicienne, une déesse ou une star” — jamais sexualisée, elle est pour tous ces garçons aux visages de martyrs une source infinie d’apaisement et d’admiration. Sous ses airs taciturnes de Lara Croft, elle s’est constituée une nouvelle famille : Kévin, Trésor, Sasha, Dimitri, Maxime, Raiden, Léopard, Michael, Magic, Lucas, et Julien sont devenus nomades à ses côtés, enterrent ensemble leur mal-être dans les résidences neuves qu’ils squattent les unes après les autres. Car les cinéastes, de même que pour leurs précédents courts-métrages, ne cachent pas cette fascination pour les châteaux-forts bien équipés que se construisent les classes moyennes aisées : murs en crépis, terrasses, baies-vitrées, cuisines américaines, lustres et canapés en cuir, dans des lotissements de résidences secondaires bâties en grappes, qui font de la nature et de l’accidentel des ennemis. Une idée pompière du luxe qui se heurte aux barrières de l’imagination.

Relativement exempt d’êtres humains, l’univers déserté de Jessica Forever n’est d’ailleurs composé que d’artefacts et totems du capitalisme, objets de la culture dominante allant des motos de sport aux pommes dauphines surgelées en forme de smiley en passant par les armes de guerre. Il n’y a pas de hiérarchie entre tous ces accessoires : à la fois honnis et fétichisés, ils viennent se superposer religieusement au jeu détaché et récitatif des comédiens. Tout, dans leur présence, leurs danses, leurs visages hiératiques, évoque les corps et avatars des personnages de jeux vidéo (auxquels Poggi et Vinel n’en sont pas à leur premier hommage ; Martin pleure avait été conçu grâce au jeu GTA 5 et Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, Ours d’Or du meilleur court-métrage à Berlin en 2014, présentait déjà une troupe de jeunes hommes à l’allure guerrière). Les personnages, éternels adolescents derrière leur apparente indifférence, sont tous touchants à des endroits très différents de leurs névroses et de leur traumatismes ; Michael, subtilement interprété par Sebastian Urzendowsky, parviendra tout particulièrement à déjouer les codes du héro masculin. Les dialogues ne s’encombrent de rien de superflu : ils font entendre, dans les tableaux feutrés et magnétiques de la cheffe opératrice Marine Atlan, une naïveté charmante.  

Le duo Poggi-Vinel impressionne par sa force de frappe émotionnelle. La traversée de Jessica Forever — car il s’agit bien là d’expérience — est à la fois dense et éthérée, quelque part entre une cinématique de jeu vidéo et une cérémonie chamanique, entre une messe de Purcell et du vocoder, et vibre avec un humour décalé sur une intensité politique rarement défrichée de la sorte, dans la lignée de Benjamin Crotty (Fort Buchanan), Daniel Schmidt et Gabriel Abrantes (Diamantino) ou encore Élizabeth Caravella (Howto, Crisis).

Antoine Heral, Culturopoing.com

 

 

 

Projeté dans le cadre de

10 Janvier 2022
En collaboration avec la HEAD Genève