Tromperie

De Arnaud Desplechin
France - 2021 - vofr - 105' - Couleurs - Numérique
Synopsis

Philip est un écrivain américain célèbre exilé à Londres. Sa maîtresse vient régulièrement le retrouver dans son bureau, qui est le refuge des deux amants. Ils y font l’amour, se disputent, se retrouvent et parlent des heures durant ; des femmes qui jalonnent sa vie, de sexe, d’antisémitisme, de littérature, et de fidélité à soi-même…

Critique

Philip Roth aimait les femmes. Pas seulement pour ce qu’elles donnaient à voir, mais surtout pour ce qu’elles avaient à raconter de leurs existences, tant à ses côtés qu’à ceux de leurs maris ou amants ordinaires. C’est tout le projet d’Arnaud Desplechin que de s’attaquer à une œuvre assez méconnue de l’écrivain, issue de carnets personnels, où l’homme raconte son rapport aux femmes de sa vie. D’emblée, la mise en scène se heurte à des éléments assez délicats : les protagonistes parlent un français plutôt élaboré, alors qu’ils sont pour la plupart de nationalité britannique ou américaine ; ensuite, le cinéaste s’engage dans un projet de cinéma qui fait la part belle aux discours, au risque peut-être de faire oublier l’image. Or, il faut l’expérience, le talent incontestable de Desplechin pour contourner ces deux difficultés et réaliser un film délicat, profondément intelligent, sensible et délicieusement drôle. L’œuvre qui se regarde semble d’une facilité déconcertante, comme l’art d’un musicien virtuose, multipliant les morceaux de bravoure, avec un sentiment d’aisance totale pour celui qui les écoute. Si les mots, les discours, les dialogues semblent la matière essentielle du long-métrage, une attention remarquable est accordée à l’esthétique de la représentation. La subtilité de la photographie gagne en intensité grâce à la combinaison très sensible des musiques et des images, et surtout un soin considérable apporté aux décors et à la lumière. La plupart des scènes se déroulent dans des appartements luxueux, à l’exception d’une chambre d’hôpital, de restaurants ou de studios plus simples, offrant ainsi une résonance quasi théâtrale à cette comédie des sentiments, où l’enjeu est de transformer les amantes en des personnages de roman. L’apparente simplicité des effets cinématographiques, le dépouillement des lieux, parfois, proposent un espace scénique majestueux pour donner corps à des textes d’une extrême exigence. Pour autant, les comédiens se font plaisir dans le jeu, qui évoque un marivaudage à l’anglaise, le raffinement d’un Oscar Wilde. L’immense force du film provient des acteurs eux-mêmes. Léa Seydoux et Emmanuelle Devos sont déjà connues du cinéaste. Et ce dernier convie également Denis Podalydès, tout en nuances et en drôleries, ainsi qu’Anouk Grinberg, bouleversante de justesse. Toutes et tous démontrent leur talent sans exception. Ils récitent des textes souvent longs, difficiles, avec une facilité déconcertante, comme s’ils avaient emprunté toute leur vie ces détours du langage. On ne s’ennuie pas une seconde aux côtés de ces femmes fascinantes et torturées, soit par des parcours migratoires traumatiques, soit par l’imminence de la mort ou un bovarysme assumé. Les larmes dévalent parfois des paupières, dans une grande douceur. A d’autres moments, au contraire, les rires échappent des lèvres. Si tous les personnages féminins sont d’une beauté évidente, Desplechin ne force jamais le trait sensuel ou ne souligne le désir sexuel. Ce sont d’abord des femmes que la langue précieuse et l’émotion embellissent sur l’écran. D’ailleurs, le personnage incarné par Denis Podalydès fait oublier qu’il est écrivain pour céder au magnétisme de ses courtisanes. Arnaud Desplechin offre à Cannes un film lumineux et bouleversant. Il revient à la poésie névrotique de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), avec un contant souci des dialogues et des détails. Parfois, le long métrage s’engage dans la théâtralité, la scène des amours évoqués devenant celle d’une salle dramatique. En tout cas, cette année, rarement on aura vu un film qui rende hommage à ce point au métier de comédiens, le cinéaste disparaissant presque, pour leur confier une partition dramatique absolument merveilleuse.

Laurent Cambon, AVoir ALire