Serre moi fort

De Mathieu Amalric
France - 2021 - vofr - 97' - Couleurs - Numérique
Synopsis

Une jolie maison, de beaux enfants, Clarisse et Marc possèdent toutes les raisons pour filer un parfait amour, malgré quelques menues disputes habituelles entre deux êtres qui s'aiment. Pourtant, un jour, et pour d'obscures raisons, Clarisse décide de tout plaquer et de quitter les siens pour traverser la France et rejoindre la mer...

Critique

 

Une émotion distillée crescendo, une narration sinuant entre réel et imaginaire, passé et présent : Mathieu Amalric signe un mélodrame aussi bouleversant que virtuose.

Le synopsis officiel du film tient en une phrase : « Ça semble être l’histoire d’une femme qui s’en va. » C’est évidemment ce « semble » énigmatique, incertain, qui indique l’itinéraire bis emprunté par Serre moi fort, à savoir tout sauf la ligne droite, pour mener jusqu’au cœur. Dès le début, l’héroïne prend la tangente. Dans le jour naissant d’une campagne paisible, Clarisse (Vicky Krieps) abandonne sur la pointe des pieds son monde endormi, le mari, les deux enfants encore petits, la maison aux volets bleus et la liste des courses sur la table de la cuisine. La belle échappée met le cap sur la mer au volant d’une curiosité américaine, une AMC Pacer break de 1979 qu’on jurerait dessinée pour les road-movies, tandis que le montage révèle en parallèle son désormais hors-champ : la tribu qui s’éveille, se presse autour du petit déjeuner, craint d’arriver en retard à l’école… La vie qui va, sans elle.

Forcément, le spectateur embraye en vieux routier, à fond sur l’asphalte balisé des récits contemporains et du réalisme gris qui y prévaut si souvent, se leurrant déjà sur les motifs possibles de la fugue, crise conjugale, burn-out maternel ou passion adultère. Des indices, néanmoins, lui met­tent la puce à l’œil et à l’oreille. L’obli­gent à guetter la déviation. Ce titre auquel il manque un tiret, Serre moi fort, comme pour signifier un lien brisé. Cette phrase murmurée par Clarisse à une amie avant de partir, alors qu’elle quitte à peine les siens : « Tu sais, je les vois… » Autant de petits cailloux semés par Mathieu Amalric dans le premier tiers du film, manière subtile de lever un coin du voile tout en continuant de le tisser.

À un moment, l’étrangeté s’éclaire : Clarisse invente. Son fils Paul qui la réclame, les progrès de sa fille Lucie au piano, son époux qui démonte rageusement les étagères de la salle de bains, les scènes du quotidien où ceux qui restent continuent d’exister loin de son regard, puisqu’elle est « partie ». Tout se passe dans sa tête. Et rien, à la surface du film, ne différencie la réalité du rêve.

Amalric, qui dit s’être inspiré pour l’image des Gens de la pluie, de Coppola, a pris le parti avec son chef opérateur, Christophe Beaucarne, de filmer à l’identique le réel et l’imaginaire, le passé, le présent et un avenir qui n’aura pas lieu. On pense immanquablement au cinéma d’Alain Resnais, quel­que part entre Je t’aime, je t’aime et Smoking/No smoking, devant cet éclatement devenu familier chez l’acteur-réalisateur : il brouillait déjà les temporalités dans son adaptation de Simenon La Chambre bleue (2014), et signait avec Barbara (2017) un envoûtant anti-biopic aux miroitements de kaléidoscope. Tiré d’une pièce de théâtre de Claudine Galea détricotée par ses soins, ce nouveau long métra­ge l’emmène cette fois sur les cimes assumées du mélodrame — pensez aux mouchoirs ! — et le confirme en guide de haute voltige.

Le trajet emprunté par Clarisse, qui la balade de la mer à la neige en repassant au bercail, doit en fait la mener de l’hiver au printemps. Glacée par le deuil, elle attend le dégel en se fabriquant des souvenirs du futur, spectatrice de projections intérieures où ses enfants grandissent, font des crêpes, se disputent. Concrets, précis, ses scénarios rebondissent sur des photos — elle joue au Memory avec des Polaroid —, des objets, des lieux, des visa­ges. Des mélodies, aussi. Beethoven, Debussy, Rameau, Ravel… la musique, omniprésente, participe du transport et, dans ce puzzle sophistiqué, sert de fil conducteur à l’émotion.

Habile, Mathieu Amalric dirige l’ensemble vers une montagne de chagrin, avec une douceur assassine. Sa voiture rouge, coïncidence étonnante, en rappelle une autre, la Saab 900 du tout récent Drive My Car, Prix du scénario à Cannes, dont l’habitacle abrite éga­lement un genre de fantôme. Quand le protagoniste de Ryûsuke Hamaguchi écoute en boucle la voix enregistrée de sa défunte femme lisant Oncle Vania, Clarisse, elle, se repasse une cassette de Lucie au piano. Elle parle à sa fille absente. Tout comme elle discute avec son mari (Arieh Worthalter, parfait en tendre papa ours), seule metteuse en scène de ses fantasmes — « Enlève ton tee-shirt », lui ordonne-t-elle en souriant dans une séquence joyeuse et poignante (poignante parce que joyeuse).

Par moments, on ne sait plus si Clarisse est vivante, morte ou folle. On sait seulement que la lumineuse Vicky Krieps (Phantom Thread, Bergman Island) donne mille nuances délicates à cette femme au bord de l’abîme, obstinée et perdue, fragile et inquiétante, désespérée mais incassable. Elle s’en va, oui, et ses états d’âme sont les étapes d’un voyage bouleversant. Tout sauf en ligne droite

Marie Sauvion, Télérama

Projeté dans le cadre de

17 Janvier 2022
Avant-première de Serre moi fort