L'Homme qui a vendu sa peau

De Kaouther Ben Hania
Tunisie, France, Belgique, Allemagne, Suède, Turquie - 2020 - vost - 104' - Couleurs - Numérique
Synopsis

Sam Ali, jeune syrien sensible et impulsif, fuit son pays pour le Liban afin d’échapper à la guerre. Pour se rendre en Europe et vivre avec l’amour de sa vie, il accepte de se faire tatouer le dos par un artiste contemporain. Il devient ainsi une oeuvre d'art et les marchandises circulent plus aisément que les hommes…

Critique

Envoûtant et vénéneux, le nouveau film de Kaouther Ben Hania évoque avec intelligence les ravages d’une forme d’esclavagisme moderne.

Sauver sa peau, c’est au sens strict et symbolique du terme le projet de vie de ce jeune Syrien, Sam. D’abord arrêté parce qu’il a osé déclarer sa flamme à une femme promise à un homme influent, en plein milieu d’un train, il s’enfuit au Liban, où il survit en s’infiltrant dans des expositions et en volant les buffets organisés pour des premières, jusqu’au jour où il rencontre un artiste mondialement connu, qui lui propose de vendre la peau de son dos, pour créer une œuvre picturale. Le pire, c’est que cette histoire tragique de violation des droits d’un individu vulnérabilisé par sa situation de migrant, est inspirée d’une expérience réelle où un homme avait cédé une partie de son corps, pour devenir une œuvre cessible sur les marchés de l’art contemporain. Le récit est puissamment orchestré, sans que la réalisatrice ne cède à la facilité d’un scénario cousu de fil blanc. Au contraire, elle emprunte des chemins de traverse où son héros, Sam, se retrouve dans une posture à la fois de victime et surtout d’acteur d’un parcours migratoire, dont il attend l’enrichissement, la paix et l’amour. Il faut saluer le soin apporté à l’image et aux décors. A la manière de son récit qui traite des questions d’art, Kaouther Ben Hania transforme les situations narratives en une sorte d’œuvre picturale grandeur nature. Les lumières, les couleurs, les positions de la caméra font la démonstration d’une esthétique de l’image, qui prolonge la réflexion de la réalisatrice sur le statut de l’art moderne et les liens entre marché et création. Pour autant, elle ne fige pas son récit dans une succession de plans tous aussi superbes les uns que les autres. Elle reprend au contraire sa voix militante et subversive de La Belle et la Meute, où déjà elle décrivait les ravages du pouvoir et la difficulté à faire un usage libre de son corps dans les communautés musulmanes. Il y a beaucoup de courage à mettre en scène un homme qui vend sa peau. Elle aurait pu féminiser son personnage. Elle révèle à mots feutrés les sacrifices insupportables auxquels se livrent un grand nombre d’immigrés, pour se sauver de la guerre ou du dénuement le plus total, jusqu’à la prostitution. La réalisatrice interroge la notion de liberté, qui est tout autant bafouée dans ces parcours chaotiques migratoires que dans les pays déchirés dont ils tentent de se défaire. En quelque sorte, L’homme qui a vendu sa peau emprunte dans sa mise en scène les paradoxes d’un certain Kafka. Si le film s’affirme comme un drame humaniste et social, on n’est jamais loin du thriller, sans les exagérations du genre. Le véritable psychopathe demeure le marché de l’art qui pousse à toujours autant d’extravagances, au mépris de toute forme d’éthique. Ce qui fait le succès de l’artiste représenté demeure sa façon d’utiliser l’ordinaire des choses pour les transformer en œuvre rentable. On pense à l’exposition "Our Body", interdite en France, qui se servait de cadavres humains pour façonner des sculptures. Le projet, certes esthétiquement beau, s’appuyait sur un sentiment mêlé de fascination et de répulsion devant ces corps parfois mis en scène dans des postures sexuelles. Au même titre, Kaouther Ben Hania décline dans le film la facilité avec laquelle nos sociétés occidentales peuvent céder, en livrant à la pâture du monde, des êtres affaiblis et manipulés. Ce sentiment confus de fascination et de rejet se traduit dans le choix délibéré de mettre en scène le jeune Sam de manière quasi sensuelle. La metteure en scène évoque et cultive avec tact l’ambivalence sexuelle de l’artiste et de sa femme, admirablement interprétée par Monica Bellucci, à l’égard de ce jeune homme dont la nudité est absolument troublante.

Laurent Cambon, avoir-alire.com