The Lighthouse

De Robert Eggers
Etats-Unis - 2019 - vost - 109' - Noir et Blanc - Numérique
Synopsis

L'histoire hypnotique et hallucinatoire de deux gardiens de phare sur une île mystérieuse et reculée de Nouvelle-Angleterre dans les années 1890.

Willem Dafoe et Robert Pattinson en deux gardiens de phare qui deviennent fous: une expérience unique, foudroyante, un chef-d'oeuvre formel et narratif, un superbe huis clos.  

Critique

Une musique cuivrée, lourde, au demeurant très belle sur un fond d’écran noir ; puis, soudain, la mer grise et deux hommes filmés de dos, qui bravent les flots, et peut-être déjà leur solitude, pour aller se terrer dans un phare, en plein milieu de rien, pour quelques semaines. L’intrigue est en apparence simple. Même follement banale, celle de deux hommes qui partent garder un phare pour un temps indéfini. Sauf que ces deux êtres sont aussi différents qu’intrigants. L’un, l’ancien, celui qui occupe la fonction principale de gardien, boite ; il est âgé, sombre, et d’une cruauté inouïe à l’égard de l’autre, plus jeune, plutôt bel homme, qui vient seconder le premier dans cette tâche profondément ingrate. En fait, ces deux destins qui se croisent et vont habiter ensemble plusieurs semaines, vont faire basculer un récit des plus anodins en une sorte de cauchemar psychologique puissant, à mi-chemin entre Shining de Kubrick et Sueurs froides ou Les oiseaux du maître Hitchcock.

Robert Eggers est un cinéaste inspiré. The Witch faisait la démonstration que l’épouvante peut survenir du dépouillement le plus total, par le simple fait de la suggestion. Le récit avait lieu dans temps ancien, et The Lighthouse fixe aussi sa narration dans une époque éloignée, entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle, en apparence, en pleine révolution industrielle où le charbon tenait pour source d’énergie principale. Les bateaux à charbon coulent sur les océans, les phares sont éclairés à partir de l’énergie carbonée et l’huile, les ouvriers sont soumis à la rudesse de leur condition prolétaire et à la violence sans limite de ceux qui les emploient. En réalité, derrière ce récit terrifiant, le réalisateur fait le procès de conditions de travail inadmissibles, assez proches d’une forme d’esclavagisme sans limite. On est certes loin des conditions de travail dans nos sociétés occidentales, mais la pénibilité de certains métiers n’est pas à minorer, quand il faut faire notamment face aux éléments de la nature, comme ici dans le film, la mer.

Le film ruisselle de partout et on tremble de froid avec les deux comédiens, soumis aux épreuves de la tempête et du froid. Willem Dafoe et Robert Pattinson excellent dans ces rôles, pour l’un de gardien du phare, et pour l’autre, assistant relégué aux tâches ingrates. Les corps semblent désarticulés par des existences qu’on imagine longues et traversées par les pires maux. La détresse se lit dans chaque mouvement, chaque regard des deux protagonistes, alternant parfois avec des rires épais, surtout quand l’alcool s’invite dans la danse. La monstruosité n’émane pas d’un esprit extérieur. Elle habite chacun des deux personnages, l’un, le plus jeune étant totalement soumis à la cruauté de l’autre. Le rapport de force qui s’instaure entre eux décrit, avec une extrême habileté, la façon dont certains pervers narcissiques dans le monde du travail possèdent leurs subordonnés, jusqu’à les condamner à la folie ou aux excès. D’une sorcière habitant dans les bois, Robert Eggers donne vie à des ogres de violence, d’alcool et de désespérance. A cela s’ajoute non sans subtilité, la tentation de l’abus sexuel, et le désarroi de celui qui est sous la coupe de son abuseur, au risque de douter de son statut de victime et de céder à la perte de la raison.

 

Indéniablement, The Lighthouse est très beau. Le noir et blanc soigné rajoute à la froideur des lieux filmés. La musique quasi permanente fait figure de personnage dans le récit, surlignant l’horreur des lieux avec des sons angoissants, comme issus des cheminées de navires. Le cinéaste ne cherche jamais la facilité. Au contraire, la laideur intérieure de nos deux personnages ne doit jamais faire oublier le cadre magnifique de la mer, même en plein déchaînement. Les mouettes et les goélands s’invitent dans cette sinistre fête et participent à cette mise en scène qui s’approche de la perfection. Eggers offre une photographie très travaillée, car son propos ne doit jamais céder à la vulgarité. Même ses deux comédiens parviennent à cultiver une véritable subtilité dans leur jeu, en dépit de leurs deux forts caractères, afin que le récit ne se perde jamais dans la démesure. Et pourtant, malgré le cadre des plus esthétiquement soignés, l’horreur grandit au fur et à mesure de l’histoire. Quant à la fin, elle couronne un film dont on perçoit qu’il apportera sa pierre à l’histoire du cinéma.

Laurent Cambon, À voir à lire

Projeté dans le cadre de

Du 1 Juillet 2020 au 18 Août 2020
Les classiques d'hier et d'aujourd'hui