Platform

De Zhangke Jia
Chine - 2000 - vost - 154' - Couleurs
Synopsis

En 1979, dans une Chine en pleine mutation, il est encore interdit d'écouter de la musique pop. Platform est justement un de ces tubes que les jeunes écoutent en cachette. Minliang et ses amis - une compagnie de théâtre officielle - présentent une pièce à la gloire de Mao Zedong. Avec les années 80, la vie de la troupe change: musique pop, cheveux permanentés, cigarettes... Ce long métrage suit sur dix ans les tribulations artistiques et sentimentales de jeunes artistes sur fond de déception révolutionnaire, d’un passé révolu et de privatisation.

Critique

Alternance de saisons (on guette le retour de la neige...), de moments bloqués et d'envolées fugitives, symbolisées par le plan furtif et magnifique des trois hommes sur un seul vélo, avec celui qui écarte les bras pour planer comme un oiseau, Platform est un film de groupe, le portrait collectif d'une génération charnière, mais qui ne bascule jamais dans le piège de l'exemplarité. C'est par la saisie d'un environnement, qu'il soit climatique, géographique, vestimentaire ou musical (Bella ciao ! en chinois, irrésistible, mais aussi une réjouissante soupe variétoche intitulée Gengis Khan), que Jia Zhang-ke montre à quel point ses personnages sont les dépositaires d'échos lointains, et comment ils deviennent les victimes plus ou moins consentantes de travestissements dérisoires et pathétiques. Une fois la troupe privatisée, et rachetée par un outsider que personne n'attendait à pareille fête, les filles se métamorphosent en danseuses new-wave, tandis que les garçons se livrent à d'improbables singeries rock. Mais cet irréversible mouvement historique n'est finalement appréhendé que sur le registre de l'intime : peu de profits pour beaucoup de pertes.

Avec son système de longs plans-scènes, rythmés par des flashs de légèreté qui viennent briser l'engoncement (comme quand la mélancolique Zhong Ping se lance dans un flamenco endiablé...), Jia Zhang-ke travaille la distance entre ses personnages de manière purement plastique. Dans une des plus belles séquences du film, la muraille de Fenyang sert de paravent à deux amoureux timorés, l'un et l'autre échappant à tour de rôle au regard de la caméra en allant se planquer derrière le rempart, où il n'est jamais rejoint par sonconjoint très virtuel. C'est en inventant ce type de dispositifs, fondés sur le silence et la gêne, que Jia Zhang-ke conjugue son travail de mémorialiste et sa geste de cinéaste. Et c'est en concluant Platform par l'arrêt définitif et mortifère de deux des personnages principaux, enfin unis dans la routine conjugale, que le cinéaste indique que le temps du mouvement et de la mutation est achevé. A la lointaine rumeur du vaste monde succèdent alors le silence et l'immobilité.

Frédéric Bonnaud, Les Inrocks