Les demoiselles ont eu 25ans

De Agnès Varda
France - 1992 - vofr - 63' - Couleurs - Numérique
Synopsis

À Rochefort, en 1966, Jacques Demy a tourné Les Demoiselles de Rochefort avec les sœurs Deneuve-Dorléac. En 1992, la Ville a fait une grande fête pour célébrer les 25 ans des Demoiselles. En mêlant les images de deux étés, d’une fête de cinéma à une fête en l’honneur du cinéma, Agnès Varda a tourné un documentaire à sa façon (coloré, souriant et un peu mélancolique) où l’on rencontre des Rochefortais pittoresques, des amis du film, Catherine Deneuve, Jacques Perrin et d’anciens figurants qui ont grandi, comme les tilleuls de la Place Colbert. On y revoit comment se fait un film heureux !

 
Critique

Pratiquement, on pourrait classer ce film-document dans un registre qui ne fait plus florès aujourd’hui (ou tout simplement qui ne se fait plus) : le film sur le cinéma. Il y a eu La Nuit américaine ou Le Mépris, voici (pas de la même espèce mais de même nature comme disent les puristes !) Les Demoiselles ont eu 25 ans qui, positivement fabriqué de bric-et-de-broc, donne une place privilégiée au spectateur entre ses collures âpres et gaillardes. On nous donne effectivement l'impression de sauter nous-mêmes au gré de notre appétit curieux d’une séquence à l’autre. On nous fait une place dans l’histoire du film (Les Demoiselles) dont les extraits brefs enserrés de petits claps (extrait-fin d’extrait) fonctionnent presque comme des réminiscences-flashes de notre propre mémoire, donc de notre propre histoire. À la différence des films précités de Truffaut et Godard qui liaient le cinéma et la vie dans leur propre histoire, en vase clos, on voit ici un film déborder du cinéma, envoûter une ville, marquer des vies (toujours la contagion). C’est pourquoi le sentiment pince-cœur d’assister à quelque chose qui ne se refera jamais est jumelé (si l’on peut dire !) à une formidable envie (mot clé) de croire encore à un certain cinéma. Loin de classer Les Demoiselles monument historique, évitant donc le piège possible de la commémoration proposée par la ville (avec baptême d’une avenue Jacques Demy et d’une place Françoise Dorléac), A. Varda ouvre le film à tous les courants d’air. D'ailleurs, à voir les Rochefortais eux-mêmes accrocher des guirlandes de papier multicolore aux fenêtres, gonfler des ballons ou répéter des ballets, on est emporté avec eux dans le tourbillon prosaïque de la fête plutôt que dans les tourments nostalgiques du regret. Aux génériques, A. Varda n’a-t-elle pas pris soin de reprendre le prélude de Bach qui exaltait déjà l’euphorie éphémère de Cécile à la fête foraine de Lola ? Et dans le film, c’est un autre classique de Bach (Jésus que ma joie demeure) qui soutient l’image des visages de Jacques Demy et Françoise Dorléac, les deux disparus.

Classique est un mot bienvenu dans l’univers de Demy qui aspire à l'harmonie, à un idéal de beauté conventionnel (comme le souligne Jacques Perrin) tout en s’employant à perturber l’architecture rigoureuse de Rochefort de l’audacieuse palette de sa fantaisie. Agnès Varda, à son tour, se joue du « classique » qu'est devenu Les Demoiselles de Rochefort, elle en dynamite le souvenir, offrant une salade russe d'éléments pétillants qui insiste sur le plaisir (intrinsèquement au présent) de se souvenir (« Le souvenir du bonheur c'est encore du bonheur », dit-elle). Quand, à la fin, elle termine sur un travelling de jumelles rochefortaises, c’est encore une façon de glisser savoureusement vers la vie. Quand, pendant le témoignage de Bertrand ‘Tavernier confié à une table du Café-Tabac « Le Chiquito », qui raconte les rêveries cinématographiques de Demy, elle fait un insert sur une main remuant son café dans une tasse orange, c’est encore un moyen (une liberté prise) d’instiller le présent, d'illustrer de vie le souvenir. Etre dynamique et vivant à tout prix.

On retiendra l’image surréaliste (au sens justement de fusion de l’imaginaire et du réel) des ombres de parapluies et bérets de marin se découpant devant l’écran qui projetait dans la rue, en plein air et sous la pluie, Les Demoiselles de Rochefort, ce 5 juin 1992. La mélancolie tenait toujours à un fil, diluvien mais si transparent et ténu, tandis que pour ces ombres attentives le bonheur tenait lui solidement à un film.

 

Camille Taboulay, Les Cahiers du Cinéma 1993

Projeté dans le cadre de

Du 11 Septembre 2019 au 10 Octobre 2019