Yves

De Benoît Forgeard
France - 2019 - vofr - 107' - Couleurs - Numérique
Synopsis

Jérem s’installe dans la maison de sa mémé pour y composer son premier disque. Il y fait la rencontre de So, mystérieuse enquêtrice pour le compte de la start-up Digital Cool. Elle le persuade de prendre à l’essai Yves, un réfrigérateur intelligent, censé lui simplifier la vie.

Critique

Fini les pense-bête sur le « frigo » : dans Yves, de Benoît Forgeard, le réfrigérateur parle, commande les courses et se mêle des histoires de son propriétaire. Nous voici plongés dans un futur proche où les produits électroménagers sont des personnages à part entière. En l’espace d’une semaine sortent en salle deux comédies où le héros est un objet : après le blouson qui parle, dans Le Daim, de Quentin Dupieux, sorti le 19 juin, voici donc Yves, le frigo intelligent qui devient l’ami et complice d’un rappeur (William Lebghil). Le Daim a fait l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes, Yves l’a clôturée, chacun des réalisateurs apportant sa pierre dans le jardin du loufoque et de l’absurde.

Dans ce quatrième long-métrage de Benoît Forgeard, Jérem, un rappeur en mal d’inspiration, accepte de tester un frigo intelligent, le « fribot », qu’une charmante chef de produit, étrangement prénommée So (Doria Tillier), vient lui livrer un beau matin. L’artiste y voit une solution à ses fins de mois, car les courses lui seront livrées gratuitement. Mais Yves fait du zèle, prend des initiatives en faisant tourner ses algorithmes (Antoine Gouy lui prête sa voix doucereuse). L’ami qui veut du bien va semer la zizanie : de bug professionnel en dispute amoureuse, le scénario puise dans les ressorts du quiproquo, du vaudeville, en même temps qu’il livre une réflexion sur les nouvelles technologies sur la tyrannie de la célébrité : l’une des scènes les plus savoureuses est ce procès en droit d’auteur, pour savoir qui, de Jérem ou de Yves, a signé le dernier tube du rappeur. Petit détail, le rôle du juge est confié au compositeur Bertrand Burgalat, qui signe la musique d’Yves, tandis que les morceaux de rap qui tache, tel l’inoubliable Carrément rien à branler, sont dus à Mim & Tortoz.

La marque de fabrique de Forgeard, dont les films sont produits par Emmanuel Chaumet (Ecce Films), tient dans son aptitude à mêler, dans ses scénarios, le réel de la société et son imaginaire débordant : profond et léger, agitateur de comédies, Forgeard pourrait être un sociologue qui juge plus utile de monter une performance dadaiste que de rédiger sa thèse. La même démarche animait Forgeard dans son précédent film, Gaz de France (2016), une plongée visionnaire dans le cabinet d’un président de la République au plus bas dans les sondages (Philippe Katerine). Réussir sa vie (2012), son premier « long », était quant à lui un éclat de rire nerveux sur l’entreprise qui impose sa loi, achète tout, à commencer par la précarité des artistes.

 

Yves prolonge cette critique du capitalisme comptable, où le succès d’une œuvre musicale se mesure au nombre de « vues » sur Internet – et celui d’un film au nombre d’entrées en salle ? Le concepteur du « fribot », pétri de philanthropie marchande, Roger Philéa (Darius), est persuadé que le réfrigérateur a permis le « décollage » du rappeur. L’artiste ne peut plus rien tout seul ; en face, So, la manageuse qui lui a livré l’engin, a le blues de celle qui, n’ayant aucune vocation, a échoué dans l’entreprise. Chacun porte un prénom inachevé (Jérem et So), signe d’une existence inaccomplie.

Avec sa bande de comédiens, Philippe Katerine, Anne Steffens et Darius, que rejoignent Doria Tillier et Alka Balbir dans Yves, Forgeard fait entendre sa musique désenchantée. Plus optimiste, Yves traîne parfois quelques longueurs et flottements dans le rythme, comme si le réalisateur avait du mal à relier entre eux ses brillants sketchs. Mais le film séduit par ses inventions scéniques, l’intelligence des dialogues et la folie douce des acteurs. En ce sens, le frigo, objet héros du film, loin d’éclipser les comédiens, les magnifie (comme le blouson dans Le Daim). Il faut voir William Lebghil travailler au clavier avec Yves, faire une « battle » contre lui ou s’énerver contre cet ami trop intelligent : « Je préfère être dans la lose toute ma vie que de devoir mon succès à un frigo… »

Clarisse Fabre, Le Monde

Projeté dans le cadre de

Du 17 Janvier 2024 au 13 Juin 2024
Le Ciné-club des perspectives futures