Nuestro tiempo

De Carlos Reygadas
Mexique, France, Allemagne, Danemark, Suède - 2018 - vost - 173' - Couleurs - Numérique
Synopsis

La campagne mexicaine. Une famille élève des taureaux de combat. Esther est en charge de la gestion du ranch, tandis que son mari Juan, poète de renommée mondiale, s’occupe des bêtes. Lorsqu’Esther s’éprend du dresseur de chevaux, Juan se révèle alors incapable de rester fidèle à ses convictions.

Critique

(...) La mise en scène de la crise du couple – cette pierre de touche du cinéma moderne qui a donné lieu à de multiples chefs-d’œuvre dont les échos, tour à tour ­antonioniens et bergmaniens, viennent nourrir Nuestro Tiempo – occupe le cœur battant du film. On en appréciera la profondeur et la subtilité dans l’approche de ce « trou noir » qu’est l’opaque protocole de la ­désunion. L’homme et la femme dansent autour du gouffre qui les guette comme des marionnettes en proie à une incontrôlable et incompatible passion, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant l’un de l’autre, riant, pleurant, jouissant, souffrant, s’exaspérant sans que rien ni personne puisse freiner l’inexorable glissement qui précipite leur chute.

La manière de Reygadas – plus physique que verbale – y est pour beaucoup. Le désamour n’est pas chez lui l’affaire d’une crise enserrée entre quatre murs. Il est à la mesure de l’univers qui le ­contient : un puissant et tragique mystère auquel l’homme ne peut jamais que prêter son concours et, plus souvent qu’à son tour, durement se heurter. La glaise originelle dans laquelle jouent les enfants garçons contre filles, la terre craquelée qui nous soutient, le souffle grisant du vent qui nous cingle et nous repose d’elle, les ruades brusques et enivrantes des chevaux, les encornades fatales des taureaux, monstres noirs poussés par la fièvre, les pluies diluviennes qui nous clouent et nous emportent à la fois. Tout cela filmé dans le ­lyrisme, à ce jour inégalé nonobstant la prolifération des régimes d’images, de la contre-plongée, de l’écran large, du son poussé et du plan-séquence. 

Avec, en sourdine, cette question lancinante, qui s’attache comme d’elle-même, dès lors qu’on la contemple, à ce grandiose et palpitant spectacle du monde : pourquoi tant de beauté, tant de vie, tant de joie et de douleur mêlées, tant de souffrances qu’on a crues salvatrices, tant de cruautés tolérées, tant d’amour donné et partagé, pourquoi tout cela doit-il, un jour qu’on ne voit jamais venir, non seulement nous abandonner, mais le faire comme si de rien n’était ? Pourquoi, au sein même de l’Eden, cette promesse du carnage et de l’effacement ? Et pourquoi l’administration de la blessure fatale est-elle si souvent le fait de celui ou celle par qui l’on s’est cru sauvé ? Reygadas, à toutes fins utiles, cherche la réponse dans le moteur d’une voiture, dans un concert dont il s’absente, dans le martyre d’un ami mourant, dans le regard confiant d’un enfant. Voyez son film, aimez-le ou pas, mais écrivez-lui, poste restante, si une solution innovante vous semble à portée de main.

Jacques Mandelbaum, Le Monde