No Man's Land

De Alain Tanner
Suisse - 1985 - vost - 110' - Couleurs
Synopsis

1985, à la frontière entre la France et la Suisse, une histoire aux conséquences désastreuses entre cinq personnages qui rêvent et qui se mentent.

Critique

Dans l’œuvre, No Man’s Land marque un retour en Suisse après la virée irlandaise (Les Années Lumière) et l’escale à Lisbonne (Dans la Ville Blanche) et, pour la première fois aussi directement, Tanner aborde un sujet qui marque fortement son identité de cinéaste : la Suisse comme non-lieu, comme paysage de carte postale, décor du temps éternel, spectacle immobile des vaches au repos. On avait certes déjà vu des personnages critiquer la Suisse et rêver d’en partir ; mais c’était dans des films urbains et ce qui était rejeté c’était moins la terre helvétique que le grand capital qu’elle représentait. L’une des originalités de No Man’s Land est d’être un film à la campagne et de se concentrer sur une question simple et qui touche à la suissitude même : que raconte un paysage et comment inscrire ses désirs dedans en tant que cinéaste (vieille question de Tanner), en tant que personnages (c’est le thème du film) ? Le titre du film donne une partie de la réponse : on ne peut vivre qu’à la limite du paysage, dans le no man’s land, le nulle part entre France et Suisse où une petite aventure (faire de la contrebande à plusieurs) est encore possible. L’autre partie de la réponse est donnée par le film. C’est peu de dire que l’activité de passeurs des quatre personnages principaux sert de prétexte au propos du cinéaste : le no man’s land, c’est d’abord l’intimité blessée du groupe, sa peine à exister, son malaise face au monde. « Une chanteuse sans public, un pilote sans avions, un vacher sans vaches, tu as vu de quoi on a l’air », lance Paul à ses partenaires. Comme Jonas qui aura vingt-cinq ans… en 1976, le film est un portrait de groupe, mais les personnages ont perdu en vigueur et en facétie et le tempérament transfrontalier s’est assombri. Comme si à l’expérience foutraque des utopies et des désirs post-soixante-huitards s’était substituée une peur panique de perdre l’essentiel : rester groupés, être amis en dépit des caractères opposés (Ecoffey / Quester), en couple malgré les désirs contraires (Mézières / Quester), les différences d’âge et d’origine (Ecoffey / Berr). À l’image de cette scène où chacun, face caméra, dit ses peurs (« J’ai peur de la mort, j’ai peur d’après »), le film est sombre et se termine par une mort d’homme ; mais le cinéaste désamorce sans cesse cette noirceur, notamment par l’usage de la musique, élément central du film. La composition très riche de Terry Riley fonctionne comme un contrepoint vif et sautillant aux pensées noires des personnages et, surtout, sa matière sonore aux accents du raga indien ouvre les horizons quand le décor du film semble les fermer. Il faut conclure sur le personnage de Jean, le jeune paysan qui vit « entre le cul des vaches » et sur qui se clôt le film. Lui seul semble s’extraire de la tristesse ambiante, échapper aux désirs déserts. Lui seul semble reprendre la leçon d’utopie hier entendue : jouer l’idiot du village, parler aux poules avant de les bouffer.

Frédéric Blas - Alain Tanner Ciné-Mélanges