Il est difficile d'être un dieu

De Alexei Guerman
Russie - 2013 - vost - 177' - Noir et Blanc
Synopsis

Un groupe de scientifiques est envoyé sur Arkanar, une planète placée sous le joug d’un régime tyrannique à une époque qui ressemble étrangement au Moyen-Âge. Tandis que les intellectuels et les artistes sont persécutés, les chercheurs ont pour mot d’ordre de ne pas infléchir le cours politique et historique des événements. Le mystérieux Don Rumata à qui le peuple prête des facultés divines, va déclencher une guerre pour sauver quelques hommes du sort qui leur est réservé…

Pour accompagner ce film, nous montrons également PLAYBACK, le documentaire du réalisateur suisse Antoine Cattin sur le tournage du film. 

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> Article dans Le Temps du 10 juillet 2015

Critique

Ultime film du cinéaste russe, Alexeï Guerman, décédé peu avant la fin du tournage, Il est difficile d’être un Dieu nous convoque dans la démesure d’un cinéma de l’Est, cinématographie aux plan-séquences qui filent le tournis. Réalisateur de 6 œuvres rares, tournées en 40 ans (la Cinémathèque de Paris lui rend un vibrant hommage parallèlement à la sortie du film), Guerman convoque la peinture la plus rugueuse, la folie des gueux d’un Goya, l’enfer bordélique de Bosch, pour juxtaposer le chaos à la beauté fulgurante de la cinématographie soviétique et de ses anciens satellites. En adaptant les frères Strougatski, connus notamment pour avoir écrit Stalker, on pense à Tarkovski, mais aussi au Satantango de Bela Tarr, à Wojcieh Has et in fine au chef d’oeuvre absolu de démence contagieuse, Requiem pour un massacre d’Elemklimov. Les choix du noir et blanc, de décors épiques d’une opulence insoupçonnable, de longs plan-séquences virtuoses, ainsi que d’imposer une folie crépusculaire et anarchique sur l’ensemble du film, relève d’une cohérence thématique et esthétique inhérente à une culture, une tradition baroque et grandiloquente, que l’on pourrait parfois rapprocher de l’esprit rabelaisien par ailleurs. Les trois heures de film sont gavées d’une opulence dantesque, de détails scatologiques, et baignent dans la boue la plus épaisse, l’hygiène bafouée par un sentiment général de décomposition, au milieu de décors dont on n’imagine pas la réalité du budget pour toucher à pareil degré de réalisme cru. De la science-fiction d’une autre ère. Cette oeuvre somme se déroule ainsi sur la planète Arkana où l’humanité est livrée à ses plus bas instincts. Un scientifique terrien débarque, témoin d’une barbarie sans limite, naufragé du futur dans une humanité bloquée au stage régressif de l’obscurantisme médiéval. Il est de bon ton de détruire les idoles, d’annihiler la vision dangereuse de l’artiste, et de se masquer le visage de boue, comme par refus de voir la réalité. L’approche du cinéaste est malaisée, brossant le portrait édenté et barbare d’un homme vile, crasseux, dégénéré. Malgré ses audaces visuelles, on ne qualifiera pas Il est difficile d’être un Dieu de complaisant. Le film, radical, déploie une succession de toiles macabres, avec un goût certain pour le subversif (on patauge dans les entrailles, les corps outragés et les excréments pendant 3 heures de projection). On y relèvera surtout la volonté ethnologique de coller à une vision documentaire d’une humanité qui a oublié d’être humaine, et qui, animale, se refuse de le devenir comme pour mieux festoyer dans une orgie avinée qui la détourne de l’avenir. Guerman dresse le portait de factions qui préfèrent s’autodétruire dans les fléaux buboniques, plutôt que de prendre leur avenir à bras le corps. Le cinéaste furieux pose donc la question du divin et nous fait redécouvrir l’étendue d’un cinéma engagé et libre, dégagé des artifices synthétiques du cinéma contemporain. Il accouche dans la fange d’un vrai miracle cinématographique !

Frédéric Mignard, À voir à lire