Un Homme intègre

De Mohammad Rasoulof
Iran - 2017 - vost - 117' - Couleurs
Synopsis

Reza, installé en pleine nature avec sa femme et son fils, mène une vie retirée et se consacre à l’élevage de poissons d’eau douce. Une compagnie privée qui a des visées sur son terrain est prête à tout pour le contraindre à vendre. Mais peut-on lutter contre la corruption sans se salir les mains ?

Critique

Mohammad Rasoulof dresse une charge kafkaïenne contre la corruption du pouvoir

« Je préférerais ne pas », répétait inlassablement le scribe Bartleby, dans la nouvelle éponyme d’Herman Melville. Cette stratégie de la fuite, dans laquelle Gilles Deleuze ou Toni Negri voient une manière de combattre l’Etat à distance, c’est celle qu’a adoptée Reza (Reza Akhlaghirad), homme intègre qui a renoncé à la vie à Téhéran et à la carrière que lui promettaient ses études pour s’installer dans une bourgade reculée et vivre harmonieusement dans une ferme avec sa femme, directrice d’école de son état, et son fils, et se convertir à l’élevage de poissons rouges. Le jour où la « compagnie », organe sans visage où se confondent le pouvoir de l’argent et tout le pouvoir politique de la région, décide de s’approprier son terrain, cette attitude trouve sa limite.

Nouvelle charge de Mohammad Rasoulof contre la corruption et la violence du pouvoir iranien, Un homme intègre est présenté dans la section Un certain regard, devenue terre d’accueil de ses films depuis sa condamnation en 2010 à six ans de prison (peine réduite en appel à un an, qu’il n’a pas purgée mais qu’il reste menacé de devoir exécuter à tout instant). De fait, des points communs le relient à Au revoir (2011) et aux Manuscrits ne brûlent pas (2013) – l’opposition caractéristique entre la froidure des extérieurs et la chaleur des foyers, havres d’amour et d’harmonie irrémédiablement voués à être ravagés par la violence politique, n’étant pas la moindre.

Pris au piège

Le film installe d’emblée une situation de crise. Harcelé par la police qui lui réclame un document administratif, Reza cherche en même temps une solution pour s’acquitter d’une dette dont les pénalités s’accumulent, voulant à la fois éviter de vendre son terrain et de prendre part au système de corruption. Autant rêver d’une planète où les hommes seraient tous frères et se promèneraient nus à dos de licorne.

Comme les poissons rouges dans l’eau stagnante de son étang, le pisciculteur est pris au piège d’un système de corruption généralisée dont toute la communauté est complice. Chaque fois qu’il pense avoir trouvé une issue à sa situation, il voit s’abattre sur lui un nouveau cataclysme, plus ravageur encore. Et lorsque sa femme, plus réceptive au principe de réalité, décide de prendre les choses en main, elles empirent. L’épouse espère faire plier le potentat local, sorte de délégué général de la « compagnie », en faisant pression sur sa fille, une des plus brillantes élèves du lycée. Le film mute alors, abandonnant son enveloppe de fable sociale kafkaïenne tendance Cristian Mungiu pour celle d’un thriller mafieux aux allures de cauchemar éveillé dont la tension condense des visions incandescentes, plastiquement splendides. La violence que le vieux potentat fait régner fait écho à celle que déploie cette petite société dans son ensemble, qui exclut tout ce qui ne rentre pas dans le rang. A commencer par les non-musulmans, qui n’ont droit ni à l’éducation, ni même, lorsqu’ils sont morts, à recevoir une sépulture.

En faisant céder les digues morales de son personnage principal qui ne peut plus continuer à se réfugier, pour s’extraire du monde, dans la chaleur des sources d’eau chaude qu’abrite une grotte voisine, et se résout, pour sauver sa peau, sa famille et son honneur, à employer les armes de l’ennemi, cette violence imprègne le film d’un pessimisme ravageur. En ce jour d’élection présidentielle en Iran, sa résonance est particulièrement funeste.

Isabelle Regnier, Le Monde