Nous, Princesses de Clèves

De Régis Sauder
France - 2011 - vofr - 69' - Couleurs - Numérique
Synopsis

L'action se déroule en 1558, à la cour du roi Henri II. Mademoiselle de Chartres, devenue Princesse de Clèves après son mariage, rencontre le Duc de Nemours. Naît entre eux un amour immédiat et fulgurant, auquel sa mère la conjure de renoncer...
Aujourd'hui à Marseille, des élèves du Lycée Diderot s'emparent de La Princesse de Clèves pour parler d'eux. A 17 ans, on aime intensément, on dissimule, on avoue. C'est l'âge des premiers choix et des premiers renoncements.

Critique

Dans un documentaire, des lycéens des quartiers nord de Marseille s'approprient un "classique" de la littérature. 

Cela aurait pu être un documentaire social de plus, un film sur l'école comme la France les aime tant. Tourné au lycée Diderot, dans les quartiers nord de Marseille, Nous, princesses de Clèves scelle la rencontre entre la culture classique et la culture des cités autour du roman qui lui donne son titre.

Et puis, en 2006, le candidat à l'élection présidentielle Nicolas Sarkozy a dit qu'il était absurde d'inscrire le texte de La Princesse de Clèves (1678), de Mme de La Fayette, au programme d'un concours administratif. Militant de fait contre ces propos, le film est le résultat d'une expérience imaginée par un groupe d'adultes pétris d'idéaux humanistes qui ont proposé à leurs élèves de l'étudier, de le jouer, de s'en emparer. A partir de ce point de départ, qui aurait pu donner lieu à une version documentaire de L'Esquive (2002), d'Abdelatif Kéchiche, le film gagne vite en épaisseur et en autonomie.
 
Dès les premières minutes, qui montrent des adolescents face à la caméra récitant des passages du texte, on comprend que le réalisateur ne va pas se contenter d'interroger le rapport de ces jeunes issus de milieux défavorisés au "premier grand roman moderne de la littérature française". La manière extrêmement tendre, caressante que Régis Sauder a d'éclairer et de cadrer les lycéens, les fait exister d'emblée avec une intensité saisissante. En quelques plans, il suscite chez le spectateur une profonde empathie, que ce soit pour cette jeune fille, partagée entre son fiancé et un autre garçon qu'elle "fréquente", qui s'identifie pleinement à la princesse, pour cette autre qui évoque, avec un abattage phénoménal, son passé de "Blackgothique", ou pour ce garçon qui se reconnaît dans les qualités de gentilhomme du prince de Clèves... Le film commence de manière assez légère en saisissant comment les adolescents trouvent des échos entre le texte et leur propre vie. "J'ai changé mon statut Facebook. Je suis passé de "en couple" à "c'est compliqué", à "célibataire", dit l'un d'eux en riant, en écho au désordre amoureux dépeint dans le roman.
 
A force de suivre les allées et venues des étudiants entre le lycée, l'appartement familial et les lieux où ils se retrouvent, le ton se fait plus grave et le texte devient un viatique, une boussole dans le chaos de ces jeunes existences. La mise à distance qu'il permet libère paradoxalement une parole très intime, tant chez les lycéens que chez leurs parents. Elle permet au film de dépasser les clichés sur les problèmes des cités, pour appréhender de manière inédite, souvent bouleversante, les effets sur les individus de la stigmatisation et de l'isolement propres à ces quartiers. La parole qui circule a beau être portée par la fougue de la jeunesse, il y a, chez tous les personnages, un moment où l'élan se casse, où la douleur éclate.
 
 
Le pari que réussit le film est double. D'abord faire exister ce groupe de jeunes gens jugés indignes d'apprécier la littérature classique alors qu'ils se prennent de passion pour un de ses textes majeurs. Ensuite, composer avec les histoires de chacun le portrait d'une France remplie de zones d'exclusion et dont la culture serait le signe le moins remarqué et le plus signifiant. L'épisode consacré au voyage scolaire à Paris, au Louvre et à la Bibliothèque nationale de France, est édifiant de ce point de vue, comme l'est la réflexion lucide qu'il provoque chez les élèves sur leur rapport à la culture, la manière dont ils en ont toujours été tenus à l'écart aussi bien par l'institution scolaire que par des parents trop intimidés pour s'aventurer dans un théâtre ou un musée.
 
Alors que les lycéens qu'ils filment s'appropriaient La Princesse de Clèves comme une nouvelle grille de lecture du monde, le réalisateur a eu la belle intuition de faire du texte même la matrice de sa mise en scène. Non seulement les extraits que récitent, que lisent, que jouent ses personnages, lui donnent sa tonalité mélancolique, sa musicalité subtile, mais ils lui insufflent une belle dynamique par tout un système de jeux de miroirs : la cour d'Henri II, où se nouent les intrigues, renvoie à la cour du lycée ; la structure en spirale du texte qui enserre la princesse de Clèves fait écho à celle du film où les aspirations des jeunes gens se cognent contre les murs de la pauvreté, de la religion, ou d'une fumeuse tradition familiale... Ce n'est pas parce que Régis Sauder les met sur le même plan que la princesse, qu'ils sont si beaux, que leurs rêves semblent si purs, c'est parce qu'il les met en scène comme des héros de tragédie classique.
 
Isabelle Regnier, Le Monde

 

Projeté dans le cadre de